CANAUX (histoire et architecture)

CANAUX (histoire et architecture)
CANAUX (histoire et architecture)

Le canal de navigation est une vaste voie d’eau, une ligne qui sillonne le territoire et qui a, malgré la variété des paysages traversés, une étonnante unité de conception et souvent de réalisation. Cette unité, ponctuée par la répétition d’ouvrages d’art (écluses, maisons éclusières, épanchoirs, ponts...), explique la rigueur de sa construction.

Le canal partage avec la voie ferrée ce caractère artificiel, mais la présence, qui semble naturelle, de l’eau le rend ambigu. Et de ce contraste entre nature et artifice naît sa spécificité.

Le canal est un objet technique, un ensemble d’ouvrages qui doit d’abord être envisagé comme une machine hydraulique, à l’échelle du territoire. Mais ses dimensions architecturales et ses rapports avec le paysage ne sont jamais, dans son cas, des données arbitraires. Il ne s’agit pas de qualités ajoutées, tel un décor, une fois les contraintes techniques résolues. Ces qualités ne lui sont pas davantage prêtées par un regard contemporain, nostalgique, pour ne pas dire passéiste.

Si parler de l’esthétique des ouvrages d’art est banal depuis la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire depuis qu’on a formulé la doctrine «fonctionnaliste», selon laquelle la beauté est dans l’utile et le bien construit, il faut admettre désormais qu’il existe dans le travail de l’ingénieur une imbrication entre des préoccupations purement techniques et d’autres de nature esthétique. En effet, l’idée que la beauté d’un ouvrage d’art (ou d’un bâtiment) découle uniquement de ses qualités fonctionnelles et constructives ne peut plus être soutenue aujourd’hui. L’étude de la conception des canaux, aux XVIIIe et XIXe siècles par exemple, démontre au contraire la complexité des préoccupations des ingénieurs et le caractère inextricable de leurs expressions respectives. L’esthétique, inhérente au travail de l’ingénieur, n’est pas simple conséquence de l’excellence technique. L’architecture des canaux (masses, détails, inscription dans le paysage) en apporte un des meilleurs témoignages.

Une machine hydraulique à l’échelle du territoire

Le canal est un système, une grande machine construite avec de l’eau – portant les bateaux – et construite pour faire circuler de l’eau. Son principe est simple, mais ses moyens sont complexes. Il s’agit de constituer une succession de plans d’eau (biefs) sans courant sur lesquels la navigation sera aisée dans les deux sens. En ce sens, l’idée de canal a été expérimentée sur les rivières qui furent canalisées; leurs barrages-écluses avaient déjà pour objectif de constituer des plans d’eau navigables dans les deux sens. Le canal requiert donc des plans d’eau dont le fond doit être presque horizontal, plans d’eau maintenus par des portes qui forment des barrages et qui ne sont ouvertes que pour faire passer les bateaux. L’écluse à sas (à deux portes) remplit ce double office: une porte fermée sert à retenir l’eau d’un côté pendant que l’autre, ouverte, fait passer celle qui est contenue dans l’écluse même, avec le bateau qui flotte. Entre les deux bajoyers (murs latéraux des écluses), l’eau monte ou descend, en se déversant par des vannes (intégrées dans les portes des écluses) pendant que les deux portes sont fermées. Or à chaque passage d’un bateau la quantité d’eau contenue dans l’écluse (éclusée) s’écoule, le canal consomme donc de l’eau. Pour un canal de dérivation entre deux points d’une rivière (canal latéral) ou entre deux rivières qui ne sont pas séparées par de fortes dénivellations, il suffit de faire écouler l’eau de la partie haute vers la partie basse. Mais, quand il s’agit d’un canal qui relie deux rivières (canal de jonction) appartenant à deux bassins fluviaux différents (canal à double pente), il n’est plus possible de faire ainsi passer l’eau. Celle-ci doit avoir une origine indépendante des deux rivières mises en communication. Cette eau ayant peu de chance de se trouver au seuil de partage du canal (dit alors canal à seuil ou à point de partage) doit être captée dans un lieu plus ou moins éloigné, rassemblée dans un réservoir retenu par un barrage, puis conduite au bief de partage par une rigole d’alimentation. Dans certains cas, le seuil de partage est artificiellement abaissé par une tranchée ou un souterrain. Quand un canal doit franchir une rivière, il le fait par un pont-canal.

Le canal est donc bien une machine hydraulique, qui a pour fonction de rassembler et de conduire les eaux selon un tracé artificiel. Chacun des ouvrages qui le ponctuent (sans oublier les déversoirs ou épanchoirs qui servent à évacuer d’éventuels trop-pleins d’eau) constitue une des pièces de la machine.

Les canaux dans le territoire: causes économiques et moyens techniques

Le canal a été inventé pour suppléer à la discontinuité des navigations fluviales. Les canaux de navigation ont donc pour mission de relier entre elles deux rivières navigables ou bien une ville à une rivière navigable.

Il ne faut pas oublier que, jusqu’à l’arrivée du chemin de fer, l’essentiel du transport des pondéreux s’est effectué par voie d’eau, les routes terrestres étant impropres à remplir ce rôle. Or, dès la fin du Moyen Âge, la consommation croissante des grandes villes en denrées ou en matériaux tout comme le développement du commerce ont rendu indispensables des liaisons navigables permettant d’irriguer les grandes villes, puis de désenclaver les régions productrices. Il n’est donc pas surprenant de voir naître, au XIVe et au XVe siècle, la navigation artificielle à Utrecht, à Lübeck et à Milan.

Le temps des expérimentations (fin XIVe-milieu XVIIIe s.)

L’écluse à sas apparaît sans doute pour la première fois près d’Utrecht, à Vreeswijk, en 1373, pour mettre en communication le Merwede Kanal et la Lek. En 1439, c’est à Milan que l’on construit la conca de Viarenna permettant de monter du Naviglio Grande (canal de dérivation du Tessin datant du XIIe siècle) dans le canal du Duomo. Ces deux écluses, comme toutes celles qui sont construites à la même époque, sont formées par des vannes soulevées verticalement, ou «portes à guillotines». L’invention de l’écluse à sas aux bajoyers en maçonnerie est fréquemment attribuée à F. degli Organi et à F. da Bologna, ingénieurs ayant travaillé en Italie du Nord durant la première moitié du XVe siècle. C’est un peu plus tard (vers 1550-1560), pour le canal de Bereguardo (toujours dans le Milanais), qu’aurait été élaborée, par Bertola de Novate, la porte (chiusa ) à deux battants pivotant sur des axes verticaux. À la fin du XVe siècle, Léonard de Vinci (dessins du Codex atlanticus ) perfectionnera l’écluse à sas, en disposant les deux battants des portes en forme de busc et en les perçant de ventelles coulissantes pour le remplissage et le vidage.

Le plus ancien canal de jonction, à point de partage, est probablement celui de la Stecknitz, ouvert entre 1391 et 1398 de Lübeck à l’Elbe, à Lauenburg. Au XVe et au XVIe siècle, les petits canaux (ou les canalisations de rivières) se multiplient en Italie du Nord, dans les Flandres et même en France. Au XVIIe siècle apparaissent les grands canaux de jonction. Le premier est le canal de Briare, joignant la Loire à la Seine par la Trézée et le Loing, voulu par Henri IV et par Sully pour permettre aux produits du bassin de la Loire de parvenir à Paris, afin d’éviter les disettes, politiquement dangereuses. Conçu par l’entrepreneur H. Cosnier, il est le premier canal dont le bief de partage soit alimenté par une rigole captant une source voisine, c’est-à-dire indépendamment des deux fleuves mis en communication. Décidé en 1604, il ne sera achevé qu’en 1642. Le canal des Deux-Mers ou du Languedoc (1665-1684, aujourd’hui appelé canal du Midi) est plus ambitieux encore: politiquement, parce qu’il vise à court-circuiter la navigation maritime qui se faisait au profit des ports contournant l’Espagne et à ruiner ainsi commercialement un royaume ennemi (objectif qui ne fut pas atteint), techniquement, parce qu’il est alimenté, au seuil de Naurouze, par une rigole provenant de la Montagne Noire, considérablement plus longue que celle qui alimente le canal de Briare, et enfin architecturalement, par la magnificence de ses ouvrages. Le troisième grand canal du XVIIe siècle est la Fossa Eugenia , entre Rhin et Meuse. Voulu par l’infante d’Espagne Isabella Clara Eugenia, en temps de guerre contre les Pays-Bas, il visait lui aussi à détourner un trafic commercial, celui du Rhin, tenu alors par les Hollandais. Ponctué par une série de forts et distribuant les villes fortifiées, il aurait joué un rôle militaire, s’il n’était resté inachevé. Le chantier fut abandonné en effet en 1628.

Les systèmes de navigation (1770-1830)

À la fin du XVIIIe siècle, les conditions économiques, techniques et politiques de la navigation intérieure vont considérablement changer. Économiquement, il ne s’agit plus seulement de répondre à la consommation urbaine, mais aussi de permettre l’exportation des produits agricoles et industriels, considérée comme la source principale de la richesse des nations. Techniquement, on perfectionne l’art de conduire les eaux (l’architecture hydraulique), on invente les moyens de les économiser (plans inclinés et écluses sèches), on augmente les performances des ouvrages (souterrains et ponts-canaux plus longs). Des «systèmes généraux de navigation» cohérents sont envisagés à l’échelle du territoire, par exemple en France, avec F. de Neufchâteau sous le Directoire. Les réalisations ne suivront pas toujours, mais les XVIIIe et XIXe siècles constituent une sorte d’âge d’or des canaux, grâce aussi au rôle qu’on leur attribue d’embellir villes et campagnes.

L’Angleterre, soucieuse d’exporter ses produits, sera bien plus efficace que la France, bien qu’elle ne possède pas l’expérience des pays continentaux. Le premier canal anglais est commandé par le duc de Bridgewater pour relier ses mines de charbon de Worsley Mill à Manchester. Conçu par l’ingénieur J. Brindley (père de la navigation intérieure anglaise), le canal de Bridgewater est à petit gabarit (économe en eau) et répond à un besoin réel, contrairement à bien des ouvrages français antérieurs, à commencer par le canal du Midi. Ouvert rapidement, entre 1758 et 1761, il inaugure une série de dizaines de canaux, reliant entre elles les principales rivières (Trent et Mersey, Kennet et Avon) ou les principales villes industrielles (Birmingham et Manchester) aux principaux ports (Londres, Liverpool, Gloucester, Bristol).

Durant la même période, la France mettra surtout en place le réseau des canaux entre Saône, Loire et Seine avec les canaux de Bourgogne et du Berry, le réseau des canaux bretons et le réseau entre Seine et Nord, par l’Oise, l’Escaut et la Sambre. Dans le reste de l’Europe, quelques communications sont ouvertes, mais sans que des réseaux soient constitués. L’Allemagne est des plus actives avec le Plauer Kanal, reliant Berlin à l’Elbe par le Havel, ou l’Eider Kanal, reliant la Baltique à la mer du Nord. La Belgique ouvre les canaux de Mons à Condé, de Charleroi à Bruxelles (prolongeant le canal de Willebroek datant du Moyen Âge), la Suède les canaux de Trollhatta et de Göta, la Russie le canal de Ladoga, l’Italie le Naviglio di Paderno et celui de Pavie. L’Espagne elle-même entreprend le canal Imperial de Aragón, latéralement à l’Èbre, ainsi que le canal de Castilla, perpendiculairement au Duero, pour desservir respectivement Saragosse et Valladolid.

Crises et reprises (1830-fin XIXe s.)

Devant l’ampleur des travaux à effectuer pour constituer des réseaux desservant l’ensemble des territoires nationaux (sauf pour l’Angleterre qui y est parvenue grâce à son réalisme économique), les entreprises de navigation intérieure se concentrent, à partir de 1830 environ, sur les régions industrielles qui naissent. Ainsi, en France, les canaux se multiplient dans l’Est, entre Marne, Rhin et Saône.

Parallèlement, avec les lois Freycinet (1878-1879), une partie du réseau ancien est modernisée (écluses adaptées aux péniches de 38,50 m de longueur). La Belgique et l’Allemagne complètent leurs réseaux: canal de Maastricht à Liège, canal du Centre, Ludwig Kanal entre Main et Danube, Kaiser Wilhem Kanal (ou Kiel Kanal) remplaçant l’Eider Kanal.

Seules les lignes réellement utiles sont entreprises, car depuis le milieu du siècle la concurrence des chemins de fer se fait vivement ressentir. Dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les grands canaux maritimes sont créés. Suez (1856-1869), Corinthe (1881-1893), Panamá (1904-1914).

La canalisation des grands fleuves (XXe s.)

À l’exception de quelques canaux, comme le canal du Nord (parallèle au canal de Saint-Quentin) commencé en 1908 et achevé en 1964, les grands travaux du XXe siècle concernent la canalisation des grands fleuves (Seine, Rhône, Moselle, Rhin, Danube) ou des liaisons entre ces grands fleuves (Rhin-Main-Danube en cours d’achèvement, Rhin-Rhône en projet). Les principaux ouvrages sont des écluses à fortes chutes (jusqu’à 34 m), des plans incliné (Arzviller sur le canal de la Marne au Rhin) ou des pentes d’eau (Montech sur le canal latéral à la Garonne et Fonsérannes sur le canal du Midi, pour remplacer l’échelle d’écluses voisine). L’intérêt architectural de ces ouvrages est généralement limité.

Le XXe siècle se caractérise aussi par la fermeture d’un certain nombre de canaux anciens (canal d’Orléans ou canal du Berry), quelques années avant que le tourisme nautique n’ait redonné vie aux canaux historiques à petit gabarit. En Angleterre, où la navigation commerciale a disparu plus tôt qu’en France, la reconversion touristique des canaux aux cours des années 1950 a servi de modèle aux expériences françaises (canaux de Bretagne puis canal du Nivernais remis en activité grâce aux collectivités locales concernées). En effet, la crise de la navigation commerciale a fait disparaître presque totalement la circulation sur les canaux, la navigation sur les grands fleuves étant seule rentable grâce aux tonnages admis et à la rapidité de passage des écluses.

Les canaux comme architecture

Les canaux sont architecture par les édifices qui leur sont étroitement liés: maisons éclusières, maisons d’ingénieurs ou de percepteurs, entrepôts, etc., et surtout parce que les ouvrages d’art qui les composent sont traités avec des préoccupations éminemment architecturales: recherche de modèles, étude des formes (volumes, modénatures, éléments décoratifs), choix des matériaux, conception d’ensemble pour les ouvrages, pour les bâtiments et pour les plantations.

Les architectures d’accompagnement, bien que d’un genre mineur (habitations, bureaux, entrepôts), présentent d’indéniables particularités: elles sont répétitives et conçues spécifiquement pour le canal. Dans le système général de conception des canaux, selon lequel un seul ingénieur dessine tous les ouvrages (constructions, voire plantations), les bâtiments sont édifiés dans le même esprit et souvent avec les mêmes matériaux que les ouvrages d’art. Les édifices qui se répètent tout le long d’un canal n’ont pas à respecter strictement les variations locales. L’architecture des maisons éclusières, par exemple, adopte souvent le style de l’architecture urbaine et contraste avec les bâtiments ruraux voisins. La culture des ingénieurs leur permet généralement de suivre sans retard des modes architecturales successives. Les maisons éclusières dessinées par l’ingénieur J. Foucherot pour le canal de Bourgogne durant le Ier Empire sont purement néo-classiques (fenêtres en «serlienne»). Cette conception architecturale, savante et simple à la fois, sera celle qui s’imposera ensuite le long des voies ferrées pour les maisons de garde-barrière.

La dimension architecturale des ouvrages d’art tient à leur conception d’ensemble: outre les considérations de programme et de technique, références et modèles interviennent. L’exemple le plus évident est celui du bassin du Seuil de Naurouze (alimentant le bief de partage du canal du Midi): sa forme hexagonale est inspirée de celle du port de Trajan à Ostie, connu de tous les érudits du XVIIe siècle. Le canal du Midi, dessiné par F. Andréossy (P.-P. Riquet étant l’entrepreneur), offre pour éclairer ce phénomène un autre exemple. Ses écluses ovales (aux bajoyers courbes) ont toujours été regardées comme une originalité, et on en a recherché les explications dans la culture technique ou artistique de la fin du XVIIe siècle. La solution est plus simple: Andréossy s’est inspiré des écluses couramment construites selon cette forme en Italie du Nord depuis le XVIe siècle. Il a vu celles de la Brenta (entre Padoue et Venise), telles qu’elles apparaissent dans les gravures de V. Zonca (1607) ou de G.-F. Costa (1750). La plus ancienne écluse de ce type qui soit conservée est celle de Corticella sur le canale Navile de Bologne. Elle a été dessinée par l’architecte Jacopo Barozzi, dit Vignole, en 1548. La fortune des écluses ovales ne s’arrête pas au canal du Midi. Au cours du XVIIIe siècle, on peut en suivre la diffusion sur le canal du Loing, ou en Espagne (canal de Castilla, canal de Aragón). Les traités de B. Forest de Bélidor et de J.-J. de Lalande ont certainement joué un grand rôle dans ce phénomène de diffusion.

La conjonction entre la grandeur, l’originalité des formes des ouvrages d’art et le soin architectural apporté à leur réalisation compte pour beaucoup dans l’émotion que procure la vision des écluses rondes (l’écluse d’Agde sur le canal du Midi, fin XVIIe s.; la «Palmschleuse» à Lauenburg sur le Stecknitz Kanal modernisé, 1724; l’écluse des Lorrains sur le canal latéral à la Loire, début XIXe s.) ou des échelles d’écluses (les sept écluses de Rogny sur le canal de Briare; les échelles de Fonsérannes sur le canal du Midi près de Béziers, de Frómista sur le canal de Castilla, de Devizes sur le Kennet and Avon Canal ou de Foxton sur le Grand Union Canal, de Pavie, sur le Naviglio Pavese).

Quelquefois, les ingénieurs ont cru que les ouvrages d’art devaient être embellis par des éléments décoratifs sculptés (exemple des Ponts-Jumeaux à Toulouse, 1771-1773, décorés de hauts-reliefs). Ils comprirent vite qu’il suffisait d’employer de bon matériaux, des appareils soignés, des modénatures adaptées au type des ouvrages pour faire œuvre d’architecture. L’exemple du pont-canal de Saint-Florentin (1811), sur le canal de Bourgogne, est éloquent: Foucherot a employé des chaînages en pierre de taille et un remplissage en briques pour une architecture très sobre, seulement qualifiée par la présence de vases renversés (inspirés de ceux qu’a dessinés C.-N. Ledoux pour les salines de Chaux) symbolisant l’épanchement d’un trop-plein d’eau.

Chaque type d’ouvrage possède ses qualités architecturales propres. Les ponts-canaux comptent parmi les plus spectaculaires, qu’ils soient d’une architecture classique en pierre (aqueduc de Dundas sur le Kennet and Avon Canal, de J. Rennie, 1805) ou métallique (pont-canal de Briare, de L. Mazoyer, 1896). Les barrages, souvent renforcés de contreforts en forme de tours saillantes ou d’arcades en niches (Lampy pour le canal du Midi, Joué-sur-Erdre pour le canal de Nantes à Brest, Chazilly ou Grosbois pour le canal de Bourgogne, La Mouche pour le canal de la Marne à la Saône), évoquent des fortifications médiévales ou classiques. Les entrées des souterrains sont traitées comme des portes monumentales (Sapperton sur le Thames and Severn Canal, 1789; Riqueval sur le canal de Saint-Quentin, 1810; Pouilly-en-Auxois sur le canal de Bourgogne, 1832). Les ascenseurs à bateaux n’étonnent pas seulement pour leurs prouesses techniques, mais aussi par leurs qualités architecturales (Les Fontinettes près de Saint-Omer, 1888; La Louvière sur le canal du Centre en Belgique, 1918; Niederfinow près de Berlin, 1932, à la conception duquel collabora l’architecte H. Poelzig).

Dans la première moitié du XIXe siècle, surtout, les ouvrages d’art doivent leur grande qualité à la parfaite maîtrise des techniques et du style. Les plus beaux exemples conservés vont du barrage de
l’étang Berthaud sur le canal du Centre au souterrain de Saint-Albin sur le canal de l’Est, en passant par les écluses de Châtillon-sur-Loire sur le canal latéral à la Loire ou par les modestes ponts enjambant le canal du Berry au sud de Bourges. Les formes spécialisées des bajoyers, des déversoirs, des arches y sont parfaitement inscrites dans les pierres appareillées des monuments d’architecture.

Les autres périodes sont moins bien représentées, parce que les ouvrages anciens ont souvent disparu (à noter l’exceptionnel épanchoir de Gailhousty, 1782, sur le canal de la Robine de Narbonne), ou parce que les ouvrages d’art récents, dignes de ce nom, sont plus rares (à noter l’écluse de Kembs-Niffer, 1962, conçue par Le Corbusier sur le canal du Rhône au Rhin).

Les canaux comme structures urbaines

Les rapports qui unissent les canaux et les villes sont multiples et complexes. Il y a deux sortes de canaux, ceux qui réunissent une ville à une rivière navigable (dans la même catégorie entrent les rivières canalisées dans leurs traversées urbaines), ceux de jonction entre deux bassins fluviaux qui passent éventuellement par des villes mais en général à leur périphérie. Souvent les villes n’enveloppent le canal qu’après son ouverture. Les modes d’inscription urbaine sont donc différents dans les deux cas. Et cela explique, par exemple, toute la différence entre les villes hollandaises (ou Venise) dont les canaux sont contemporains des premiers développements urbains et les villes françaises dont les quartiers bordant des canaux creusés au XVIIe et au XVIIIe siècle ne datent en général que du XIXe siècle. Les relations fonctionelles entre les canaux et les villes sont de deux natures: ou bien le canal sert de support au développement d’un quartier plus ou moins voué au commerce fluvial, ou bien le canal sert plus modestement de prétexte à une promenade plantée.

Quelques faubourgs se sont progressivement développés le long de canaux et constituent encore aujourd’hui des ensembles caractéristiques (à Saint-Omer le long de l’Aa, à Milan le long du Naviglio Pavese et du Naviglio Grande). Il est même arrivé que, plus loin dans la campagne, des canaux suscitent la construction de riches villas, dès les XVIe et XVIIe siècles, comme le long du Naviglio Grande, encore, ou de la Brenta.

Avec un certain irréalisme, les concepteurs des premiers canaux ont cru que ceux-ci provoqueraient la création de villes nouvelles. Pierre-Paul Riquet rêvait au XVIIe siècle d’une ville, à l’architecture ordonnancée à l’image d’une place royale, bâtie autour du bassin hexagonal de Naurouze. Sous le Ier Empire, A.-A. Bondon projeta une ville nouvelle au débouché maritime du canal d’Arles à Bouc. Une des seules réalisations, grâce à un contexte militaire et politique favorable, fut Napoléonville (Pontivy) située à la rencontre du canal de Nantes à Brest et du Blavet canalisé.

Par contre, un certain nombre de quartiers nouveaux aux plans réguliers furent réalisés, tel le quartier du port de commerce à Saint-Quentin le long du canal (1808-1810). Mais les portefeuilles d’ingénieurs recèlent de nombreux projets qui ne furent jamais construits (ceux de A.-B. Lefebvre pour Caen, de F.-M. Lecreulx pour Nancy et de J.-P. Antoine pour Dijon qui datent de la fin du XVIIIe siècle par exemple, ou ceux de Cordier dans la plaine d’Ivry ou de Becquey de Beaupré à la Rapée, au sud-est de Paris, au début du XIXe siècle).

Ces échecs sont souvent dus au choix arbitraire d’un emplacement et au caractère trop monumental donné par les ingénieurs au projet. Ainsi le magnifique projet de
J.-R. Perronet pour le quartier du port Saint-Pierre à Dijon (sur le canal de Bourgogne, 1782-1783) se heurta-t-il au réalisme commercial et financier des négociants et des élus locaux. Mais, grâce aux plantations d’alignements toujours soignées aux abords des villes, de belles promenades furent créées, particulièrement en France.

Les canaux et le paysage

Considérer les canaux – ouvrages techniques – comme des paysages peut sembler paradoxal. Il est en tout cas indéniable que les canaux créent un paysage. D’une part, ils parcourent les milieux ruraux et urbains, les façonnent en profondeur, surtout quand ils sont accompagnés de nombreux ouvrages (barrages, rigoles, souterrains, ponts-canaux...). D’autre part, ils dessinent un paysage intérieur, défini horizontalement par le miroir de l’eau, et latéralement par les plantations d’alignement, les passages en fosse, les ouvrages d’art et les architectures d’accompagnement. Leur parcours est scandé par le rythme régulier des écluses, par les ponts qui les franchissent, par des entrées de souterrains, par le déroulement continu des paysages traversés.

Les canaux construisent le paysage par leurs tracés déterminés par des critères techniques et esthétiques. L’exemple des canaux à point de partage est le plus éloquent. Ils apparaissent dans le territoire comme des rivières sortant de leurs vallées pour franchir des cols, à la manière des routes, tout en entraînant leurs eaux avec eux. Ils apparaissent inopinément au fond de tranchées et disparaissent dans des souterrains. Le problème le plus remarquable est celui des seuils de partage. Franchir un seuil sans recourir à un souterrain, c’est s’astreindre à multiplier le nombre des écluses et s’exposer à ne plus trouver d’eau (les possibilités d’en capter se faisant plus rares). Abaisser artificiellement le bief de partage, c’est faciliter l’alimentation en eau mais augmenter les travaux de terrassement. De cette dialectique entre négociation avec le relief et recherche de l’alimentation en eau naissent des tracés, quelquefois étonnants, qui constituent en eux-mêmes des paysages.

À ces considérations techniques qui ont des implications sensibles sur le paysage (canal et rigoles étant en outre plantés) s’ajoutent des préoccupations esthétiques. Un débat opposant, à la fin du XVIIIe siècle, les ingénieurs J.-R. Perronet, et E.-M. Gauthey, à propos du tracé à adopter pour le canal de Bourgogne entre Dijon et la Saône, est révélateur à cet égard. Le premier souhaite un alignement unique, mais le second lui fait remarquer que les avantages attendus d’une belle ligne droite seront abolis par la présence des écluses dont les chutes couperont la perspective d’ensemble: à un argument esthétique est opposé un argument de même nature.

Le paysage intérieur des canaux est tout aussi remarquable. La rencontre d’échelles différentes, celle que définissent le miroir d’eau et les plantations d’alignement, avec leur ambiance confinée, et celle des échappées sur les campagnes, permet des comparaisons saisissantes. Quand le canal disparaît par des souterrains mystérieux ou s’envole au-dessus de vallées majestueuses, il provoque l’émerveillement. Les contemporains des premiers grands ouvrages en ont été frappés. Le voyageur anglais A. Young fait un détour pour visiter l’effrayant souterrain entrepris par J.-J. Laurent (en 1768) pour le canal de Picardie. L’ingénieur J. Phillips, en 1792, décrit ainsi le pont-canal de l’Irwell (Bridgewater Canal): «L’ensemble forme un spectacle qu’on ne peut se lasser d’admirer. On voit des bateaux franchir la vallée sur un canal comme suspendu dans les airs, pendant que de grands bâtiments passent à pleines voiles sur l’Irwell, et sous le canal comme sous un pont magnifique.»

Les plantations d’alignement entrent pour beaucoup dans la formation du paysage des canaux, de celui des routes également. Leur présence s’explique d’abord par des raisons techniques et économiques. Il s’agit d’une politique poursuivie en France depuis Sully et relancée au XVIIIe siècle par les ingénieurs des Ponts et Chaussées, politique qui cherchait à augmenter les espaces plantés pour en exploiter le bois. L’extension des champs cultivés, continue depuis le Moyen Âge, avait créé une diminution de l’étendue des forêts et entraîné des disettes en bois, ce matériau présent dans tous les objets de la vie courante et indispensable comme combustible. Mais leur présence répond aussi à une volonté d’embellissement. Un ingénieur du canal de Bourgogne écrit au début du XIXe siècle: «Les plates-formes des écluses seront toutes exclusivement plantées en marronniers qui ne seront jamais élagués. Par ce moyen, tous les biefs seront uniformément décorés, les points de repos présenteront tous de l’ombrage, et les écluses, couronnées d’une manière magnifique, donneront les moyens de lire dans la campagne toutes les chutes du canal.»

Nous sommes loin de la conception actuelle selon laquelle les plantations ont trop souvent pour fonction de masquer des ouvrages à l’esthétique incertaine. L’examen des canaux encore plantés et des projets dessinés confirme qu’il existait une sorte de code des plantations: arbres d’exploitation en rase campagne, arbres fastigiés (cyprès, peupliers) ou non élagués (marronniers, platanes) isolés et marquant l’emplacement des ouvrages remarquables, arbres alignés annonçant les entrées urbaines. Que le canal soit en milieu rural ou urbain (comme le canal Saint-Martin qui traverse l’Est parisien), leur atmosphère poétique a souvent été soulignée. Le canal constitue en effet un monde à part, en marge des villes et de la société des «terriers» (c’est le mot employé par les mariniers pour désigner ceux qui n’habitent pas sur l’eau). La nostalgie qui s’en dégage a fait le fond de bien des romans d’atmosphère, ceux de Georges Simenon en particulier. Cette poésie est manifestement une poésie construite: elle ne doit à l’origine rien à la patine du temps inscrite dans la pierre de bajoyers ou au négligé d’arbres séculaires aujourd’hui souvent mal entretenus, la pierre a été taillée savamment et les arbres plantés soigneusement pour marquer la présence des canaux.

Les canaux comme projets

Parce qu’ils traitent les canaux comme des objets à la fois techniques, architecturaux, urbains et paysagers, les ingénieurs font des projets dont la synthèse est réalisée au moyen du dessin. Les ingénieurs ont beaucoup dessiné de canaux, surtout depuis le milieu du XVIIIe siècle, quand ceux-ci étaient conçus comme un embellissement du paysage. En France, l’École des ponts et chaussées a joué un grand rôle dans l’élaboration d’un mode de représentation permettant d’intégrer toutes les échelles, du simple détail technique au plan d’aménagement urbain. Cet enseignement a divulgué une conception artistique et monumentale des ouvrages qui est à l’origine des meilleures réalisations de l’architecture hydraulique.

Mais cette conception monumentale avait un inconvénient. En augmentant les coûts, elle a retardé les travaux, et bien des canaux ont été ouverts alors que leurs raisons d’être avaient presque disparu. Dès 1830, une circulaire de la direction des Ponts et Chaussées recommandait l’emploi de moyens plus simples et de matériaux moins coûteux. Au XXe siècle, on est tombé dans un excès inverse. Aujourd’hui, il serait souhaitable, non seulement pour les canaux (on n’en ouvre d’ailleurs plus guère) mais pour l’ensemble des ouvrages d’art, que les préoccupations architecturales intègrent harmonieusement choix esthétiques et partis-pris techniques.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем сделать НИР

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Architecture Moghole — Histoire de l art Série Arts de l Islam Périodes Art omeyyade Art abbasside Art fatimide Iran autonome …   Wikipédia en Français

  • Architecture Islamique — Histoire de l art Série Arts de l Islam Périodes Art omeyyade Art abbasside Art fatimide Iran autonome …   Wikipédia en Français

  • Histoire de l'architecture suedoise — Histoire de l architecture suédoise Cet article traite de l architecture de Suède dans une perspective historique. Sommaire 1 Moyen Âge 2 Renaissance 3 Baroque 4 Classicisme et style Empire …   Wikipédia en Français

  • Architecture suédoise — Histoire de l architecture suédoise Cet article traite de l architecture de Suède dans une perspective historique. Sommaire 1 Moyen Âge 2 Renaissance 3 Baroque 4 Classicisme et style Empire …   Wikipédia en Français

  • Histoire De La Charente-Maritime — Voir également l’article : Chronologie de la Charente Maritime. L histoire du département de la Charente Maritime en tant qu entité administrative commence le 22 décembre 1789 par un décret de l assemblée constituante. Ce dernier n entre… …   Wikipédia en Français

  • Histoire de la Charente Maritime — Voir également l’article : Chronologie de la Charente Maritime. L histoire du département de la Charente Maritime en tant qu entité administrative commence le 22 décembre 1789 par un décret de l assemblée constituante. Ce dernier n entre… …   Wikipédia en Français

  • Histoire de la charente-maritime — Voir également l’article : Chronologie de la Charente Maritime. L histoire du département de la Charente Maritime en tant qu entité administrative commence le 22 décembre 1789 par un décret de l assemblée constituante. Ce dernier n entre… …   Wikipédia en Français

  • Histoire De Venise — L histoire de Venise repose sur un paradoxe : comment quelques îlots du nord ouest de l Adriatique, cernés par la vase, ont donné naissance à la capitale d un empire maritime et commercial et au plus grand port du Moyen Âge ? À partir… …   Wikipédia en Français

  • Histoire de venise — L histoire de Venise repose sur un paradoxe : comment quelques îlots du nord ouest de l Adriatique, cernés par la vase, ont donné naissance à la capitale d un empire maritime et commercial et au plus grand port du Moyen Âge ? À partir… …   Wikipédia en Français

  • Histoire Du Caire — Cet article contient un résumé de l histoire du Caire, la capitale de l Égypte. Sommaire 1 Les fondations (642 1250) 1.1 Fustât, Al Askar et Al Qatâ i (640 969) 1.2 Deux v …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”